mercredi 19 février 2025

absinthe. page 81. Rimbaud le fils

Je reviens à la gare de l'Est. Je reviens à ces premiers jours de Paris ou peut-être, pour Rimbaud, tout se joua en trois petites actes : l'immédiate réputation de très grand poète, la conscience aiguë de la vanité d'une réputation, et le saccage de celle-ci.
Il n'y eut pas que Verlaine. Car on sait que dans Paris en septembre dès les premiers jours Verlaine l'introduisit dans de ces cafés, de ces cavernes, où le soir venu sur des tables de marbre fumaient des glorias, des pipes, moussaient des bocks, s'ouvraient des gazettes, et derrière bocks et gazettes dans la lueur bleu chiche du gaz il y avait des barbes de poètes, des poses de poètes, des impassibilités feintes, des blagues feintes, et des yeux de poètes qui vous regardaient venir de Charleville. Et derrière tous ces rideaux au fond de ces cavernes, au café de Madrid, au Rat mort, Chez Battur, au Delta, dans les milles annexes de l'Académie d'absinthe, il y avait autre chose que Rimbaud aussitôt reconnut, plus vite peut-être qu'il ne reconnut dans telle tasse le gloria, dans telle autre l'absinthe : c'était, leur collant de plus près à la peau, rideau ultime sécrétant tous les autres et dont tous les autres, barbes, gazettes, bocks, procédaient, comme un rideau de bouderie plus opaque. Le poète était cet homme multiple qui boudait dans Paris.


Pierre Michon, Rimbaud le fils, Folio, 1993.



(photo Jean-Luc Bertini © Gallimard)

PS : deuxième citation pour Pierre Michon avec ce livre à la langue magnifique !

lundi 3 février 2025

absinthe. page 118. Déchéance d'un homme

A de pareils instants, ce qui naturellement me venait à l'esprit remontait à mes années de collège : c'était l'image de ces quelques autoportraits qualifiés de fantomatiques par Takeichi. De grandes oeuvres disparues. Elles s'étaient perdues lors de mes déménagements successifs, mais j'ai le sentiment que c'étaient sans aucun doute des réalisations d'une grande qualité. Et même si par la suite je me suis risqué à toutes sortes de tentatives artistiques, ce que je faisais était loin, bien loin de valoir les chefs-d'oeuvre restés dans ma mémoire : j'ai toujours eu l'impression d'avoir le coeur vide, tant me torturait une lancinante sensation de perte.
Un restant d'absinthe...
C'est ainsi que, dans le fond de mon coeur, prit forme le sentiment d'une perte définitive. Quand on parlait de peinture, je croyais voir devant mes yeux clignoter les reflets de ce restant d'absinthe, et je me tortillais, tenaillé par l'impatience de montrer ces oeuvres à cette femme, afin de faire reconnaître mon talent.

Dazai Osamu, Déchéance d'un homme, Les Belles lettres, 2024. (traduction et présentation par Didier Chiche)





Dazai Osamu (1909-1948)

lundi 13 mai 2024

absinthe. page 47. Orwell à sa guise

Vu l'austérité dans laquelle vit l'Angleterre de 1946, la facture du repas, que paie Orwell, est salée (un peu plus de six livres), et je me sens obligé de contribuer d'une façon ou d'une autre de contribuer à cette célébration de la bonne fortune de mon ami. J'aimerais lui offrir une petite gâterie, et je me souviens qu'un pub de Soho, le Dog and Duck, a mystérieusement fait l'acquisition d'un petit stock d'absinthe. Nous traversons donc Oxford Street et prenons place dans le bar minuscule, bondé de buveurs de bière s'empressant d'engloutir leurs pintes avant la fermeture. A travers un cube de sucre posé sur une cuillère, la barmaid verse de l'eau goutte à goutte dans le liquide, qui devient laiteux. Devant la curiosité de certains clients, elle se fend d'une explication détaillée et embarrassante, ponctuant son propos de remarques désobligeantes concernant les gens qui gaspillent leur argent précieux en frivolités. A Londres, les dépenses extravagantes sont alors encore mal vues, et nous remarquons que les habitués du Dog and Duck nous lancent des regards désapprobateurs. 


George Woodcock, Orwell à sa guise, Lux, 2020.
(traduction de Nicolas Calvé)


George Woodcock (1912-1995)


Livre paru en 1966, sous le titre "The Crystal spirit". George Woodcock rencontra Orwell (décédé au début de l'année 1950) vers la fin de l'année 1942. Relation qui évolua vers l'amitié. 

vendredi 25 août 2023

absinthe. page 28. L'écorché

 



L'écorché, Ruben Pellejero (dessins et couleurs), Florent Germaine et Frank Giroud (scénario), Dupuis, collection "Empreintes", 2 tomes, 2007.

L'écorché fait partie d'une série appelée Secrets, où Frank Giroud, le porteur du projet, creuse l'idée des secrets de famille.


Frank Giroud (1956-2018)

blog qui lui est consacré >> frank-giroud.blogspot.com


jeudi 6 juillet 2023

absinthe. page 101. La claire fontaine

Au soir, Courbet eut de la fièvre. Il était agité. Il écrivit à Castagnary une lettre confuse. Il y lâchait la bonde à ses inquiétudes et s'ouvrait de l'impression qu'il avait parfois d'être suivi. Il se fit même la surprise d'écrire :" Je crains que mon beau-frère soit de la police secrète et qu'il soit spécialement chargé de me surveiller". Le lendemain, un docteur vint à Bon-Port pour regarder tout ça. Les écorchures et la plaie à la jambe étaient bénignes. En revanche le ventre, le pouls, le souffle, la couleur de l'urine, ne disaient rien de bon. Le docteur Duler fit au peintre des recommandations de repos, de tempérance, mais ce fut à Morel, ayant compris le fonctionnement de la maison, qu'il confia ses craintes. Si c'est le foie, comme je le pense, voilà monsieur mal engagé. Il lui faut changer de vie, du tout au tout, vous comprenez. Diminuez le vin et supprimez l'absinthe. Je vais vous faire une ordonnance. Je reviendrai le voir.

 

David Bosc, La claire fontaine, éditions Verdier, 2013.



David Bosc (1973)

 

C'est avec un entretien pour l'(excellente) revue Ballast que j'ai découvert cet écrivain. J'ai emprunté La claire fontaine à la bibliothèque (malheureusement ils n'ont que ce seul livre en catalogue),et j'ai été enchanté de sa lecture.

Courbet, c'est bien sûr le peintre, Gustave de son prénom.


lundi 26 juin 2023

absinthe. page 50. Des frontières et des jours

Façon de flirter avec le frontières et les juridictions, comme Rimbaud et Verlaine seront amenés à le faire dans les Ardennes, à la hussarde, et plus modestement, en se retrouvant dans ces baraques de tabac et de contrebande, plantées pile en plein bois entre la France et la Belgique, mi-ferme mi-auberge qui permettaient à tout moment, au cas où un douanier entrerait, de sauter par la fenêtre pour se retrouver de l'autre côté, in stantanèment libre. Pied de nez à ces Soldats des Traités / Qui tailladent l'azur frontière à grands coups de hache, comme l'écrivait Arthur. Et Paul de boycotter purement et simplement le mot frontière de ses oeuvres complètes, excepté dans ses Invectives, défendant sa ville natale de Metz, ou encore avec François Coppée, dans Qui veut des merveilles où les garçons du café de Suède, débordés en terrasse à cinq du soir, s'exclament :
Versez frontière !
J'ignore tout des amers, écorces, absinthes, herbes, racines, aromates et autre bitter pavillon verlainien, mais je connais cet art imparable des apéritifs pour passer les frontières en toute joyeuseté.


Sophie Nauleau, Des frontières et des jours, Actes Sud, 2023.



Sophie Nauleau (1977)


mercredi 10 mai 2023

absinthe. page 12. Le temps des cerises

 

Dans cet album, Philippe Dumas a illustré la célèbre chanson de Jean-Baptiste Clément, écrite quelques années avant la Commune de Paris. 

 


Philippe Dumas (1940)

 (Photo : Kay Juenemann, sur le site de l'école des loisirs)

 

Lien >> notice sur le site ricochet

mardi 14 septembre 2021

absinthe. page 48. Yeruldelgger

Mais ce qui apaisait Yeruldelgger plus que tout, quand il rejoignait Solongo, c'était le jardin qu'elle avait créé devant, entre la yourte et la prairie. Dans cette ville de pierre et de poussière qui devenait aujourd'hui de verre et de béton, dans ce pays qui avait coupé tant d'arbres qu'il en avait inventé des déserts, Solongo avait fait de son carré de terre un jardin de verdure. Elle avait planté un tilleul et un pin, et Yeruldelgger lui avait offert un bouleau blanc. Elle avait planté du thym, un églantier et un rhododendron, et Yeruldelgger lui avait offert un plant de rhubarbe. Elle avait choisi un myrtillier, un groseillier, et lui une potentille. Elle une absinthe, de la gentiane et des géraniums, et lui des asters. Dernièrement encore,elle avait planté un jeune mélèze et un pin d'écosse, et Yeruldelgger lui avait offert trois jeunes peupliers. Le jardin de Solongo était devenu si beau que les passants, en apercevant les fleurs et les feuillages par dessus la balustrade en bois, pensaient que l'endroit était un monastère.

 

Ian Manook, Yeruldegger, Le livre de Poche ; première parution Albin Michel, 2013.


Ian Manook (1949)

de son vrai nom, Patrick Manoukian.

On peut retrouver ce commissaire mongol, Yeruldelgger, dans deux autres aventures : Les temps sauvages, puis La mort nomade.