jeudi 24 septembre 2015

absinthe. page 127. Les paradis aveugles

Nous dînâmes à même le trottoir, au coin de notre rue. Le repas à peine achevé, ma mère fut prise d'un malaise et se précipita vers la bouche d'égout la plus proche, où elle vomit violemment.
"Hàng, va vite chercher tante Vi !"
Je m'exécutai sans plus tarder.
"Tante Vi, tante Vi ! Vite ! Maman se sent mal !" criai-je en cognant à sa porte.
Quand nous l'eûmes retrouvée, ma mère était entourée d'une voisine et de ses quatre enfants. Tante Vi la prit entre ses bras et la traîna jusqu'à la maison. Après avoir fait brûler des branches d'absinthe, elle piqua les points sensibles de son corps avec les bouts incandescents des brindilles, puis lui massa la tête avec un baume tout en tirant sur ses cheveux par petites saccades. Finalement, ma mère reprit connaissance.
"J'ai eu un petit refroidissement, n'est-ce pas ?
- C'est le froid, la faim, les soucis... Il faut vous ménager", dit le voisine.
Ma mère lui serra la main en pleurant.
"Ma pauvre Hàng !" geignit-elle, le visage ravagé, les yeux noyés de larmes.

Duong Thu Huong, Les paradis aveugles, Sabine Wespieser éditeur, 2012.
(traduit du vietnamien par Phan Huy Duong)


 Duong Thu Huong, née en 1947

Ses romans furent d'abord publiés aux éditions Des Femmes, aux éditions Pḧilippe Picquier, et désormais chez Sabine Wespieser.