mercredi 6 mars 2013

absinthe. page 13. Jésus-la-Caille

De cette heure, la Caille tirait une sensualité fervente. L'odeur de l'absinthe devant les bars le grisait presque. Il s'en allait, cambré, les yeux brillants, la bouche frottée de rouge, et toute son allure exprimait la joie nerveuse qu'il avait à se sentir jeune, amoureux, fringant et désirable.
Mais, ce soir, devant la photographie du prisonnier, une détresse d'enfant l'accablait jusqu'au désespoir... De l'impasse où se trouvait l'entrée de l'hôtel, montait un chant d'accordéon. C’était l'aveugle, un Italien qu'une pauvresse guidait à travers Montmartre. L’aveugle jouait des romances et des airs de son pays et rien n’était  plus émouvant que tous les visages exténués qui formaient cercle autour de lui. L'aveugle jouait avec des sursauts du corps entier ; quelquefois - à bout de forces - il rejetait la tête en arrière et il était horrible de voir, sous ses paupières, rouler deux convulsives prunelles sanglantes.

Francis Carco, Jésus-la-Caille, Robert Laffont , Bouquins, 2004.




Francis Carco (1886-1958)