vendredi 30 décembre 2016

absinthe. page 11. Joy et Joan

- C'est une esclave, me dit-il à l'oreille. Elle m'appartient. J'ai le droit de vie et de mort sur elle. A partir de ce soir, tu pourras en disposer, la traiter comme bon te semble, lui ordonner tout ce qui te passe par la tête. Elle est totalement soumise et ne craint pas la douleur. En vérité, elle recherche la souffrance et l'humiliation... comme tous les esclaves... Je l'ai appelée Millarca.
J'imaginais la jeune femme livrée à mes caprices et imperceptiblement j'allongeais ma jambe contre la sienne. Millarca a relevé les yeux, l'espace d'un éclair.
- Montre-toi ! lui a ordonné Bruce.
Elle s'est tournée et a relevé sa jupe. J'ai aperçu, dans la lumière absinthe de la limousine secouée par la tempête, la croupe creusée, souple, qui laissait entrevoir le sexe nu. Les hanches osseuses et les fesses musclées formaient un contraste émouvant.

Joy Laurey, Joy et Joan, France Loisirs, 1983.

Joy Laurey est le pseudo de l'écrivain Jean-Pierre Imbrohoris (1943-1993), qui décède dans un accident de voiture.

mardi 8 mars 2016

absinthe. page 439. L'espoir

Un officier fit tourner le tambour de la porte avec un éclat de miroir à alouettes sur le jour de novembre, et entra :
- Le feu reprend partout. Ca vient par ici.
- On l'éteindra, dit une voix.
- Facile à dire ! Rue San-Magros, rue Martin de Los Hijos...
- Avenue Urqijo...
- L'hospice de San-Geronimo, l'hôpital San-Carlos, les maisons autour du Palace...
D'autres officiers entrèrent. Le tambour de la porte poussa dans le café une odeur de pierre brûlante.
- L'hôpital de la Croix-Rouge...
- Le marché San-Miguel...
- On a éteint déjà une partie. San-Carlos et San-Geronimo, c'est fini.
- Qu'est-ce qu'on entend ? Les antiaériens ?
- Garçon, une absinthe, dit le compagnon de Moreno, un chevelu ravagé.
- Je ne sais pas. Je ne crois pas.
- Ce sont des shrapnells, dit l'offcier entré le dernier. Sur la place d'Espagne, ça tombe tant que ça peut. Mais, à Guadarrama, ils ne passent pas.


André Malraux, L'espoir, Gallimard, collection Folio plus, 1996.



André Malraux (1901- 1976)
L'espoir paru en décembre 1937.
 

lundi 22 février 2016

absinthe. page 112. Les jours et les nuits

Nosocome avait pendu sous un globe une paille horizontale à une soie de cocon, et vérifié que l'approche d'une chaleur animale ne déplaçait pas assez l'air inclus pour une libration. Sengle distant de plusieurs mètres obtenait des déclinaisons par un regard peu prolongé.
Sengle joua aux dés un jour, dans un bar, contre Severus Altmensch, au premier quinze. Il amena trois fois cinq, cinq et cinq. Et il prit plaisir à annoncer à Severus les points invraisemblables qu'il percevait tournoyer, avant leur sortie de l'opacité du cornet. Et, le second coup, déjà un peu ivre d'absinthes et cocktails, il jeta cinq, quatre... Le bourgeoisisme idiot de Severus ricanait ; et SIX. Personne ne joua plus aux dés avec lui, car il dépouillait de sommes considérables.

Alfred Jarry, Les jours et les nuits, Gallimard, collection L'Imaginaire, 1981.


Alfred Jarry (1873-1907)
7 rue Cassette, où il s'installa en 1897.
Aux côtés d'Alfred Vallette, directeur du Mercure de France
(photos extraites du site http://www.patafisica.it)
 

mercredi 13 janvier 2016

absinthe. page 166. Une plaie ouverte

Manon avait longtemps espéré Dana. Une lettre, un message, un signe. Elle s'était résignée. Les années avaient fait le reste.
Marceau savait la patience. Il lui fallait Manon, mais il attendait. Il l'avait possédée sur le ventre de cent putains. Toujours plu sbasses. Celles des maisons huppées comme celles des bordels à quinquet, des chambres d'abattage et des bouics à bidet. Les passes furtives, les bouches hâtives, les saillies sous les porches. Il avait tout pris. Les brûlantes, les glacées, les absentes, les écroulées, les buveuses d'absinthe, les éthéromanes, les piquées et les poivrardes, les syphilitiques et les tubardes. Et Manon dans chacune d'elles. Avilie, souillée. Il rentrait au matin, écoeuré, la mort dans l'âme, sans comprendre qu'il se punissait.
Pour descendre toujours, il la prenait en songe davant leurs cafés, à même la table, dans les éclats de porcelaine. Son reflet dans les miroirs ne laissant rien paraître de ses pensées.
Un soir cappucino, elle était venue d'elle-même. Distante. Par lassitude, pour trouver l'oubli ou tromper son propre corps. Elle avait peu donné. Se gardant de recevoir. Pas plus offerte à Marceau qu'aux mauvais peintres. Elle en lui laissait pas l'illusion qu'il l'avait eu.

Patrick Pécherot, Une plaie ouverte, Gallimard, collection Série noire, 2015.


Patrick Pécherot, né en 1953.
( photo Catherine Hélie)
 
actualités sur le site de l'écrivain : pecherot.com