vendredi 6 juin 2014

absinthe. page 62. Les enfants des morts

Là-derrière, à l'endroit où le tuyau de chauffage longeait le réchaud à gaz, on voyait constamment la tasse verte, sans anse, où Bolda mettait son breuvage particulier à verdir, à épaissir et s'évaporer jusqu'à en obtenir un condensé presque limoneux : infusion d'absinthe, amertume tiédasse qui faisait saliver la bouche, dont l’âcreté augmentait, augmentait indéfiniment dans le gosier, puis produisait das l'estomac une chaleur confortable. Ensuite il vous restait en bouche une amertume infinie qui se mélangeait goutte à goutte à tout ce que vous mangiez : au pain pétri à l'absinthe, à la soupe aromatisée à l'absinthe et, longtemps encore, quand vous étiez au lit, elle vous remontait au palais de coins secrets de la bouche, de réserves cachées, et se mêlait à la salive sur votre langue.

Heinrich Böll, Les enfants des morts, Seuil, 1955.
(traduit de l'allemand par Blanche Gidon)

Heinrich Böll (1917-1985)