jeudi 13 février 2020

absinthe. page 126. Dans la dèche à Paris et à Londres

Une vingtaine de personnes s'entassaient dans la petite salle carrelée envahie par la fumée du tabac. Le bruit était assourdissant, car chacun s'égosillait pour se faire entendre ou s'évertuait à pousser la goualante. On n'entendait, durant un certain temps, qu'un brouhaha indistinct, puis tout à coup les voix s'unissaient pour entonner un refrain connu - La Marseillaise, L'Internationale, La Madelon ou Les Fraises et les framboises. Azaya une grosse paysanne lourdasse qui travaillait quatorze heures par jour dans une verrerie, chantait quelque chose comme "Il a perdu ses pantalons, tout en dansant le charleston". Et son amie Marinette, une petite Corse noiraude farouchement attachée à sa vertu, entamait une danse du ventre, les genoux obstinément serrés. Les époux Rougier allaient et venaient, essayant de resquiller un verre et de placer une histoire longue et embrouillée à propos d'un lit qu'on leur avait volé un jour. R..., cadavérique et muet, restait dans son coin à s'imbiber méthodiquement. Charlie, fin saoul, évoluait à travers la salle d'un pas moitié dansant moitié titubant, un verre de pseudo-absinthe dans sa main grasse, pinçant la poitrine de femmes et déclamant de la poésie.

George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, 10/18, 2001.
(traduit de l'anglais par Michel Pétris)




George Orwell (1903-1950)

C'est entre 1927 et 1930 que celui qui s'appelle encore Eric Blair explore les bas-fonds londoniens et vit à Paris (pour y écrire).
Le livre est paru en 1933 sous le nom de George Orwell.
(première traduction française sous le titre La vache enragée en 1935 aux éditions Gallimard).